Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Personne n'a le coeur tendre
31 mars 2012

Une bien belle idée poétique...

realite

 

    Qu’il est bon de développer, quand on se trouve réuni avec des amis « dans une pièce confortable, et même luxueusement aménagée », une belle idée sur la pauvreté, les malheureux, les miséreux… sur l’humanité ! Quand on est bien installé « dans un superbe et moelleux fauteuil », buvant « à petites gorgées, lentement et tout à notre aise, du champagne », qu’il semble facile de deviser sur les théories politiques, morales, sur les théories sociales et humaines qui permettraient de redonner une justice en ce monde. C’est de cette manière qu’Ivan Ilyitch Pralinski, un homme qui n'a jamais vraiment fait que rêver au monde durant toute sa vie, le personnage d’Une sale Histoire de Dostoïevski (paru dans Le Songe d'un homme ridicule chez Folio, 2010), tente de nous expliquer la grande idée philanthropique que sa cervelle nageant dans les bulles de champagne a engendrée : « Je soutiens et j’essaie de faire prévaloir partout l’idée que c’est l’humanité, et nommément l’humanité à l’égard des inférieurs, du fonctionnaire au garçon de bureau, du garçon de bureau au domestique, du domestique au moujik… l’humanité, dis-je, qui peut servir pour ainsi dire de pierre angulaire aux réformes qui vont s’accomplir, et plus généralement au renouvellement de l’ordre des choses. […] on s’embrassera, pour ainsi dire, moralement, et on résoudra toute la question amicalement, fondamentalement  » (p.290). L’esprit livresque, et le champagne ! conduisent à de telles beauté spirituelles… En face de lui, l’homme posé, l’homme de droite nous dirions, puissant, calme dans son sentiment de supériorité, aristocrate, lui répond : « Nous ne tiendrons pas le coup »… C’est un affront à l’ivresse lyrique, à l’élan poétique… Une grande image idéale est peinte, et on nous dit qu’il s’agit d’un rêve, d’un mirage…  Partout nous rencontrons ces belles personnes qui ont les mots d’humanité, de fraternité, de solidarité plein la bouche, et partout nous rencontrons aussi ces méchants qui vous disent qu'il ne s'agit que d'une bien belle vision passagère, vision qui n'est au fond qu'un préjugé de plus. 

 

Toujours les mêmes mots, toujours la même parole. Si j'attaque ces mots d'humanité, de fraternité, c'est parce qu'ils sont employés à tour de bras dans les meeting politiques, dans toutes les soirées de bienfaisance, dans les bistrots ou dans les journaux... Comme si, devenus méchants, et conscients de l'être, nous commencions à utiliser les mots de fraternité et d'humanité et que nous les comprenions. Ces stimuli disséminés dans tous les discours ne sont que du rentre-dedans émotionnel. Dans sa nouvelle satyrique, Dostoïevski décide de lancer son personnage droit dans ses idéaux, de le confronter à ses belles idées, à ce mot « d’humanité » qu’il avait plein la bouche il y a quelques instants… Cet ivan, qui n'a semble-t-il rien fait de sa vie, sortant d'un rêve d'action pour s'endormir juste après, un homme qui ne connaît pas le monde directement, mais qui en a une idée à travers un prisme, un homme d'« excès d’imagination et d’irréflexion » (p.287) décide de transformer le  monde à partir d'une idée. C'est une sorte de don Quichotte politisé, un don Quichotte qui, au lieu d’avoir la tête remplie de roman de chevalerie, aurait la tête remplie de toute la philosophie politique contemporaine. Ivan tombe sur le mariage organisé par l’un de ses subalternes. Il s’imagine entrer chez lui en grand seigneur, lui démontrant par son acte qu'il n'a pas peur de "s'abaisser" jusqu'à ce fonctionnaire sans importance, et que c'est dans cet acte qu'il place sa notion d'humanité... Mais la réalité est plus goûteuse : il met le pied dans une tourte en arrivant, effraie les invités, s’indigne de la bêtise de son employé, boit tout le champagne qu'on lui offre et qui était destiné aux invités, et la conversation ne part pas, tout le monde semble muet devant lui… Puis, une fois la convivialité revenue, il s’insurge face au manque de considération que les invités lui portent… Enfin, après avoir bu deux fois trop, il s’écroule ivre et on le porte dans la chambre nuptiale où devaient coucher les mariés. Au matin, la mère du gendre lui lave la figure avec les ustensiles disposés pour les deux jeunes mariés. Ivan Pralinski rentre chez lui couvert de honte. Il a échoué dans sa tentative d'humanisation du monde. Les détails, Ah ! les détails de la réalité... Le lyrisme de la raison s'est heurtée à ce mur. Sa bien belle idée politique n'a pas tenu le coup face à la tourte écrasée.

 

Quelques jours plus tard, alors qu’il revient au bureau, il apprend que ce subalterne quitte son service. Il éprouve alors un très grand soulagement et se murmure une nouvelle idée : « La sévérité, la sévérité, rien que la sévérité » (p.359). C’est la mort de sa grande idée sur l’humanité, sur les beaux sentiments, la mort de l’image d’un peuple entièrement réuni, image d’épinal née d’une ivresse passagère, « et soudain une brûlante rougeur lui couvrit le visage. Il éprouvait tout à coup une honte, une humiliation pires que tout ce qu’il avait connu dans les plus atroces minutes de ses huit jours de maladie. « Pas tenu le coup ! » s’avoua-t-il en lui-même, et il se laissa tomber sans force dans son fauteuil ». Mais l'imbécile oublie la clef de son expérience, c’est que son idée a tenu le coup, mais qu'elle venait de ses hôtes, eux qui n'ont pas eu le temps de rêver à cette belle idée de l'humanité, qui n'ont pas eu le choix de mettre en mouvement ce concept politique et qui ont bien voulu lui offrir tout le champagne qu'ils étaient incapables de se payer, qui l’ont fait dormir dans le lit conjugal encore immaculé, qui ont été jusqu'au sacrifice (né de la peur plus que de la raison). Mais voilà, une simple mauvaise expérience, et le voilà passé du grand coeur idéaliste à la sévérité la plus froide, c'est-à-dire, si l'on pousse un peu les choses, à l'individualisme et à l'indifférence face au monde... Une sale histoire, en effet...

 

Songe_Dostoi

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Archives
Publicité